Le Nouvelliste #37045, Lundi 29 Novembre 2004 par Charles Dupuis

Société

Le général Nemours


Le fameux général Nemours s'appelait en réalité Alfred Nemours Auguste. Il faut savoir que le général Nemours s'était en effet adressé aux tribunaux afin de garder le seul prénom de son illustre père dont il fit tout à la fois son nom de famille et son nom de combat. Fils du célèbre Dr Nemours Auguste et d'Amétise Albaret, une petite-fille du baron de Vastey, Alfred Nemours Auguste était né au Cap-Haïtien le 13 juillet 1883. Comme le voulait la tradition dans les familles aisées de l'époque, le petit Alfred fut envoyé à Paris où il se retrouva dans les classes primaires du Collège Rocroi-Saint-Léon avant de fréquenter les lycées Condorcet et Louis Le Grand. Ses études classiques terminées, le jeune Alfred Nemours s'inscrivit à l'Académie militaire spéciale de Saint-Cyr d'où il sortit en 1904 avec le grade de sous-lieutenant. De retour au pays, le jeune militaire s'assigna la tâche ambitieuse de réformer l'armée d'Haïti. À l'instar de la compagnie des «Giboziens» qu'avait constitué le sergent français Giboz dans la capitale, Alfred Nemours Auguste fonda dans sa ville natale le corps des «Alfrédiens», une compagnie d'instruction militaire qui recrutait dans ses rangs presque tous les fils de la bourgeoisie capoise. Lors du débarquement des Marines en 1915, Alfred Nemours Auguste qui avait déjà atteint le grade de général, abandonna définitivement la carrière militaire pour étudier le droit et, sa licence obtenue s'inscrire au barreau du Cap-Haïtien. Nommé membre du Conseil d'État en 1918 par le président Dartiguenave, le général s'établit donc à Port-au-Prince où il se retrouva bientôt en compagnie des Léon Laleau, Jules Bance, Ernest Chauvet, Frédéric Duvigneaud, Henri Durand, Ludovic Lamothe, Thomas Lechaud, Clément Magloire, Alphonse Henriquez et de quelques autres pour composer ce que ces jeunes intellectuels d'avant-garde appelaient le groupe des Treize ou encore par dérision, l'«École de l'encensement mutuel» en opposition au «dénigrement réciproque et systématique» que pratiquaient leurs aînés.

En 1922, le général Nemours présida la très controversée séance du Conseil d'État qui aboutit à l'élection de Louis Borno à la présidence de la République. Dès son avènement au pouvoir, Borno envoya le général Nemours aux Pays-Bas en qualité de chargé d'affaires. De retour à Port-au-Prince en 1926, le général publia Les Borno dans l'Histoire d'Haïti, un livre polémique très probablement commandé par Borno et qui soutenait la thèse gouvernementale voulant que celui-ci fût indiscutablement de nationalité haïtienne. Après la publication de cet ouvrage, le général Nemours deviendra l'un des écrivains haïtiens les plus féconds de sa génération. Les deux tomes de son Histoire militaire de la guerre de l'indépendance de Saint-Domingue sont habituellement considérés comme l'étude stratégique définitive de cet affrontement militaire. Il portait un culte sincère et fervent à Toussaint Louverture dont il se constitua l'historiographe, consacrant plusieurs ouvrages au grand homme d'État dont une Histoire de la captivité et de la mort de Toussaint Louverture, une Histoire de la famille et de la descendance de Toussaint Louverture, Quelques jugements sur Toussaint Louverture, ainsi qu'une Histoire des relations internationales de Toussaint Louverture. Le général était de la sorte d'historien qui s'alimentait directement aux sources, qui appréciait le document inédit, qui se plaisait à explorer les archives et à sortir des sentiers battus. Trop pressé cependant d'offrir au lecteur le résultat de ses recherches, le général lui remettait des livres spécialisés d'une indéniable érudition et de très grande valeur scientifique, mais auxquels on peut reprocher de contenir autant de matières brutes que s'il s'était agi de travaux de compilation.

C'est en qualité de délégué permanent d'Haïti à la Société des Nations que le général Nemours parvint à la renommée internationale. Dans son discours prononcé le 10 octobre 1935, il proclamait à la tribune de la Société des Nations: «Craignons d'être, un jour, l'Éthiopie de quelqu'un!» Cette injonction sentencieuse que le général considérait comme hautement prophétique, s'adressait aux grandes puissances impérialistes du temps. C'était juste après l'intervention des troupes de l'Italie fasciste en Abyssinie. Rappelons qu'à l'époque, il n'y avait que l'ambassadeur haïtien pour défendre les peuples d'Afrique et d'Asie encore assujettis à l'implacable joug colonial. En envahissant l'Éthiopie, Mussolini avait fait savoir, tant aux Italiens qu'au reste du monde, que l'Italie s'y était assignée un mandat civilisateur. En d'autres mots, il s'agissait pour la nation italienne d'apporter les bienfaits du modernisme occidental à un peuple plongé dans la plus rétrograde des barbaries. Ainsi donc l'Italie réclamait son empire colonial, sa part de ce que l'Angleterre appelait orgueilleusement le «fardeau de l'homme blanc» et que la France considérait comme sa «mission civilisatrice». Après le retentissant discours du représentant haïtien, l'ambassadeur du Royaume d'Italie vit dans la présence du nègre Nemours à la tribune de la Société des Nations, la parfaite illustration des bienfaits que l'Italie se proposait de multiplier en Éthiopie. L'ambassadeur italien rappela donc au diplomate haïtien que s'il n'avait pas lui-même bénéficié des avantages de la civilisation chrétienne répandue dans son pays par les prêtres français, jamais il n'aurait été en mesure de grimper à la tribune de la Société des Nations, tel un singe sur un cocotier, pour baver sur le Royaume d'Italie et sa noble initiative d'émancipation des peuples attardés. Le général dont on appréciait la vivacité d'intelligence et l'esprit de repartie ne jugea toutefois pas opportun de répondre aux invectives du délégué italien. C'est bien dommage. Il aurait pu suggérer aux dirigeants fascistes de réserver leur bienveillante sollicitude aux populations siciliennes, calabraises ou napolitaines qui, tenaillées par la faim, poussées la pauvreté, la misère et l'ignorance, s'expatriaient alors en foule compacte vers la France, les États-Unis, le Canada, l'Argentine et même vers la petite Haïti, en quête de cieux plus cléments.

Quoi qu'il en soit, le général n'oublia jamais de rappeler qu'au nom de son pays, il avait lancé un avertissement solennel aux puissances européennes, à telle enseigne qu'il publia une brochure intitulée «Craignons d'être, un jour, l'Éthiopie de quelqu'un!» qui reproduisait l'intégralité de son fameux discours et les nombreux commentaires qu'il avait suscités dans la presse internationale. Toujours à ce propos, le général aimait raconter à ses amis comment, à la fin de cette journée historique, l'ambassadeur d'Éthiopie vint à sa rencontre dans le but de le remercier chaleureusement pour son plaidoyer, mais aussi pour lui faire remarquer que, contrairement à ce qu'il venait d'affirmer à la tribune, les Éthiopiens n'appartenaient pas à la race noire, mais qu'ils étaient plutôt des hommes de race blanche. Pour souligner l'ironie de la remontrance, disons que le général Nemours était un Mulâtre qui ressemblait de manière confondante à un Blanc de bonne souche, alors que l'ambassadeur abyssin, lui, avait la peau d'ébène.

Le général Nemours demeura délégué permanent d'Haïti à la Société des Nations jusqu'à la disparition de cet organisme. En 1937, il fut envoyé comme ministre plénipotentiaire d'Haïti à Paris. De retour en Haïti en 1938, il fit sourciller le nonce apostolique de même que les représentants des grands pouvoirs de l'État lorsqu'au moment de la cérémonie d'inauguration de l'École centrale des Arts et Métiers de Port-au-Prince, il déclara: «Président Vincent, vous êtes plus grand que le Christ! Le Christ a dit : "Laissez venir à moi les petits enfants", vous, vous allez les trouver"». (À un de ses amis qui lui reprochait la courtisanerie excessive de cette envolée un peu trop louangeuse, le général répondit: «La balle est partie, elle ne peut que produire son effet!» Lorsque, après l'élection de Borno à la présidence, Maître Louis Guillaume, un des membres du Conseil d'État, proposa au général Nemours de l'accompagner pour prendre congé du président Dartiguenave, celui-ci refusa tout net en arguant: «Je me dirige vers le soleil levant, jamais vers le soleil couchant!») Peu après, Vincent le nommait conservateur du Musée national. Une fonction qu'il fut d'ailleurs le premier à occuper puisqu'il n'existait pas de musée avant cette date. En 1940, le général entrait dans le cabinet de Vincent au titre de ministre de l'Intérieur, poste qu'il abandonna en 1941 pour devenir sénateur de la République. En fait, le général Nemours n'avait pas été élu au sénat, il y accédait par arrêté présidentiel de Vincent qui, peu après avoir révoqué cinq sénateurs par décret, (Leconte, Simon, Titus, Fanfan et Fombrun) s'autorisait de désigner cinq fidèles partisans politiques pour les remplacer. Le général Nemours prenait ainsi le siège de Me Villehardouin Leconte comme représentant du département du Nord. Notons qu'entre deux séances au sénat dont il était devenu le président, le général Nemours trouvait encore le temps et l'énergie pour aller enseigner à l'Académie militaire d'Haïti. C'est également à cette époque qu'il fit paraître une brochure intitulée Les présidents Lescot et Trujillo, petit ouvrage qu'un diplomate aussi délicat que le Dr Price Mars se limite à qualifier de curieux. En effet, sur la page de garde du livre s'étale un sonnet aux accents triomphants invitant les Haïtiens et les Dominicains à: «Écouter les hauts faits de leurs deux Caudillos, / Forgerons d'Idéal, Grands Princes d'Amériques / Jefes, Conquistadors ardents et magnifiques, / Dont les noms sonnent clair: Lescot et Trujillo». Et la suite à l'avenant.

Le général Nemours ne quitta son poste de sénateur qu'en 1946, juste après la chute de Lescot. Ce départ du sénat annonçait les grandes vacances pour le général qui, loin des tempêtes et dans le calme des jours, s'adonna avec un nouvel enthousiasme à ses travaux savants tout en renouant sa collaboration aux quotidiens Le Matin et Haïti-Journal, de même qu'à la Revue de la Société haïtienne d'histoire et de géographie. En 1952, il publiait son Abrégé d'histoire et de géographie d'Haïti et faisait paraître les trois tomes de son Haïti et la guerre de l'indépendance américaine.

Le président Paul Magloire le nomma attaché culturel auprès de l'ambassade d'Haïti à Paris avant de l'envoyer au Vatican en qualité d'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Haïti auprès du Saint-Siège. C'est à Rome que décéda le général Nemours, le 17 octobre 1955. Ses restes furent rapatriés en Haïti. On l'enterra au cimetière du Cap-Haïtien.

Charles Dupuis
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